Louise Leygues
Je ne connaissais pas Louise. Nous avions une sensation commune, celle du son qui résonne dans nos corps. Nous avons voulu en écouter un autre, changer d’angle d’écoute. C’était une expérience, à deux, deux minutes, une seule fois.
Valentine Cotte
Mardi : J’ai demandé à Valentine de me partager la mémoire de ses mains. Elle m’a montré les gestes, au sol dans l’atelier. Avec la terre que je lui ai donnée, une terre rouge comme le cuir, elle a coupé un boudin, l’a soulevé et l’a projeté fermement sur le sol. La terre s’est étirée, d’un côté puis de l’autre, comme si elle s’écartelait en douceur. Comme on étirerait un muscle trop ferme. J’ai continué seule à manipuler la terre comme ses mains me l’avaient montré, pendant toute une journée dans une salle vide et carrée.
Mercredi : La caméra est en marche. Nos pieds nus, les colombins dorment au sol. Je soulève le drap noir qui les recouvre et Valentine en réveille un. Du long de ses bras elle soutient le poids lourd du corps de glaise, mou et fragile. Il est si long que quatre bras sont nécessaires. Chacune à un bout de la corde d’argile, on le déplace jusqu’au centre de la pièce. Le premier cercle se dessine. Je suis ses mouvements quand elle commence. Par-dessus, on dépose un par un les autre colombins. Je regarde ses mains qui écrasent la terre de l’intérieur pour souder chaque sédiment. Mes mains qui ne laissent pas la même trace qu’elle. Au deuxième passage on racle la terre pour l’uniformiser, sceller une fois de plus la construction. Au bout d’un moment, sans savoir comment ni quand, nos corps se sont synchronisés. On ne se déplace qu’en même temps, avec le même rythme, dans le même sens, en cercle autour de la terre qui comble le vide entre nous. Elle au Nord moi au Sud. Moi au Nord, elle au Sud. On ne se croise pas. On est face au miroir de nous-même. La forme semble se soulever seule. Le mouvement de nos corps m’hypnotise, j’ai l’impression de ne plus contrôler mes déplacements ni mes gestes, je suis prise dans un courant que la terre orchestre. La colonne est montée jusqu’à notre visage. Nos mains sont à la hauteur de nos têtes. Nous nous arrêtons là, elle ne montera pas plus haut, car comme nous, sa chair sent le poids de sa fatigue.
Janneke Van der Putten
On ferme les yeux. Placées à l’opposé dans la salle carrée, nos mains portent à nos bouches des pavillons de métal. J’attends un signal. Elle chante en premier, je chante la même note. On ne se voit pas, les yeux fermés, on se cherche. Chacune écoute le chant de l’autre qui se déplace dans la pièce vide. Le son est volatile, il cogne les murs, parfois il s’échappe au loin. Il disparait et réapparait, c’est plus rythmé maintenant. Quand je ne fais rien d’autre qu’écouter je devine ses gestes, et comme une parade, j’essaie de l’imiter, de reprendre ses mouvements. Avec son corps, elle me dit quelque chose que je ne vois que par les sons. Mon corps le répète pour qu’elle m’entende à son tour, qu’elle sache que j’ai compris. Ce déplacement de la voix quand on se rapproche l’une de l’autre est vertigineux. En ne voyant rien on devine tout. J’imagine la danse de nos deux corps, vus de l’extérieur. Faut-il réfléchir aux gestes, à cette image ? Non, ça ne fonctionne pas, l’énergie s’essouffle. On s’arrête, il est trop tard mes yeux sont ouverts.
Emma et Le guttrolf aux trois mystères
Sa forme n’existe qu’en verre, parce qu’on doit expirer et inspirer, faire et défaire.
Son nom est rare, qui l’a déjà prononcé ?
Sa fonction, on ne la connait pas, il n’y a pas de trace.
Quelle civilisation peut bien en avoir besoin ?
Avec Emma, nous avons soufflé des guttrolfs, beaucoup de guttrolfs. Ça ne sert à rien, personne ne connait cet objet, personne ne sait comment le faire exactement. C’est un objet plein de vide, de vides de sens, vides de réponses. Alors nous, dans l’atelier de verre à chaud, on a mis nos corps à l’épreuve des 1150°C du four pour chercher des réponses, trouver une technique de fabrication, un usage, prononcer son nom pour le faire exister à nouveau. Nous n’avons pas trouvé de réponse, pas exacte en tout cas, mais une réponse à nous. Le plaisir d’accompagner le geste de l’autre. Le soufflage de verre se fait en alternance. Quand l’une souffle, l’autre l’assiste, la protège, lui prête ses mains, son souffle, son attention. Dans cette situation, on s’abandonne à l’autre, comme la canne, les mains de l’assistant sont une extension du souffleur et nos poumons sont partagés. Être à deux pour souffler un objet en verre donne une impression de double corps. Sans même devoir parler, avec un peu d’entraînement, chaque mouvement suit celui de l’autre, aussi naturellement que si l’on ne formait qu’un seul corps.
Avec Louise, Janneke, Valentine et Emma, nous avons formé des duos éphémères. Le temps d’une rencontre, d’une performance, chacune d’elle m’a appris un geste, un nouveau langage. Ça n’a pas duré très longtemps, mais à chaque fois, nos envies se sont croisées pour donner naissance, inconsciemment, à quelque chose que ni elles ni moi n’aurions attendu. Une voix commune entre nos corps.