// vers celles et ceux qui portent,
// dans l'ombre,
// Le souffleur de corps
// J'ai rencontré un double de moi
// En lévitation
// corps à corps, louise
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Le 15 juin 2020, j’ai rencontré Akiko Hasegawa, une danseuse japonaise qui a pratiqué la danse Bûto. Nous avons parlé deux heures environ, sur la terrasse de l’Atlantico à Strasbourg. Avant d’écouter Akiko me parler de son parcours en danse, de son histoire et de sa rencontre avec le Bûto, je lui ai expliqué ce que je voyais moi dans cette danse que je ne connaissais presque pas. Je lui ai parlé de photographies, trouvées dans des livres, des spectacles de Carlotta Ikeda qui m’ont fait penser aux cariatides, ces femmes sculptées dans la pierre qui portent les toits d’architectures antiques. Je lui ai dit que j'imaginais des formes lourdes entre les bras des danseurs et que sans savoir pourquoi ça me plaisait beaucoup. Je lui ai aussi raconté ma première approche de la danse, avec Olivier Viaud en 2018, c’est lui qui m’a parlé du Bûto pour la première fois.
A- Je suis arrivée en France pour faire une école de danse à Angers, c’est là que j’ai rencontré Carlotta Ikeda. Elle était arrivée en tant que prof pour un atelier d’une ou deux semaines. À ce moment, au Japon, les jeunes pratiquaient ce qu’on appelle la danse moderne, une nouvelle danse, pas classique. Pour nous le Bûto c’était quelque chose de dégoûtant, c’était vraiment un monde à part. Du coup je pense que les gens qui pratiquaient le Bûto étaient plutôt des gens du théâtre ou bien des gens plus âgés que nous, ceux qui avaient compris qu’il y avait quelque chose à chercher. C’était un endroit où il fallait réfléchir quoi [silence]. Moi je suis arrivée ici à 24 ans, et là j’ai rencontré Carlotta Ikeda, c’était vraiment… waw [grimace]. À cette époque, je ne parlais pas français et j’avais beaucoup de complexes sur mon corps. C’est là que j’ai arrêté de me regarder dans le miroir, parce que quand je levais la jambe c’était mon pied qui arrivait à la tête alors qu’ici les filles mettent le genou là [elle me montre le haut de sa tête]. Et vraiment, là, je me suis rendue compte que la danse est une pratique très occidentale, et puis il faut être beau, c’est la présentation du beau la danse. Il y avait beaucoup de questionnements, c’est ça la danse pour moi ? C’est là que j’ai rencontré Carlotta Ikeda qui parlait des choses que j’avais ignorées quand j’étais au Japon et que je comprenais en fait. Ces choses qu’on a vécues sans les connaitre.
M- Oui parce que, toi, c’est dans ton histoire finalement.
A- Oui. Mais la danse, malgré tout, c’est occidental et j’ai beaucoup imité les styles occidentaux pour danser. La manière de penser, d’écouter la musique, tout. J’ai complètement laissé tomber mon côté japonais. Et Carlotta Ikeda arrive, elle nous fait faire des exercices, toutes les autres qui levaient la jambe jusqu’en haut n’y arrivaient pas et pour moi c’était hyper facile !
M- C’était quoi comme exercices ?
A- C’était par exemple marcher très lentement, ce qu’on appelle "Suriachi", "suri" ça veut dire glisser, on glisse le pied au sol avec le genou un petit peu plié. Quand tu mets le kimono, tu comprends tout de suite que le centre est en dessous du nombril. Ici, le centre (du corps) est un peu haut, pour faire de la danse classique il faut monter un peu. Mais, chez nous, c’était vraiment en dessous du ventre donc quand tu mets le kimono tu le comprends que le centre est vachement bas, qu’on est très près du sol. On ne peut pas marcher comme on marche ici, ce sont des petits pas, on ne lève pas le pied. C’est très naturel au Japon. Moins maintenant, car on porte moins le kimono, mais on a l’expérience corporelle. Quand on fait du Suriachi on met 10 minutes pour aller de là à là, ça va très doucement, les gens ne comprennent pas, ils ne trouvent pas le centre, mais pour moi c’est naturel.
M- Toi, tu as porté le kimono ?
A- Ça m’est arrivé, pour le Nouvel An, des moments de fête, c’est arrivé. En tout cas, on connait ce que c’est d’être ceinturé. Ma prof. de danse au Japon nous faisait faire ça comme exercice. En Bûto on parle beaucoup de choses imaginaires, c’est là que tu as l’impression que l’on porte quelque chose.
M- Oui c’est ce qui m’intéresse beaucoup.
A- Quelqu’un m’a dit, et c’est vrai, que le Japon c’est le pays des images. Rien que l’écriture : les idéogrammes ne sont que des images. On baigne dans les images. Peut-être que ça manque de concret, mais quand on parle d’imaginaire ça répond tout de suite dans le corps. C’est vraiment la culture japonaise. Carlotta Ikeda c’est que de l’image, il n’y a pas de technique. Dans la vie, maintenant, on parle beaucoup d’écologie, de retour à la nature, mais le Bûto ce n'est que le corps qui est à l’état naturel.
M- Comme l’Arte Povera, c’est simple.
// vers celles et ceux qui portent,
Aiment-ils le poids
qui pèse sur eux?
A- Oui. Notamment
M- Moi, il y a beaucoup de choses qui m’intéressent là-dedans. Ce qui m’a amenée à regarder le Bûto c’est le chorégraphe qui m’en a parlé. Je lui ai dit que j’avais très envie de faire de la danse, mais que ce qui m’en empêchait c’était que je n’aimais pas particulièrement mon corps ni le montrer et que j’avais l’impression que pour danser il fallait avoir un beau corps. Il m’a dit que ce n’était pas vrai et qu’il y a une danse qui existe, qui ne montre pas le corps beau, mais le corps vrai, tel qu’il est, abimé.
A- Ça dépend des chorégraphes quand même. Je ne sais pas ce que tu veux dire par abimé, mais en Bûto on rend le corps naturel. Les danseurs de Bûto des premières générations sont comme ça par leur manière de manger. Et parce que ça devient animal presque, dans les exercices de Carlotta on faisait beaucoup d’animaux aussi, on laisse parler le corps. Mais on ne laisse pas le corps dans le confort pour autant. On va chercher l’extrême aussi, jusqu’où le corps peut aller. Parfois, on laisse tomber le corps en arrière comme une planche.
M- Donc parfois ça devient violent ?
A- Ah oui, hyper violent!
M- Dans le réel, ou dans l’impression que ça donne ?
A- Les deux. Après, au Japon, il n’y avait pas énormément de place. Carlotta disait ça aussi : « vous, vous n’avez pas besoin d’aller danser dans des cabarets ». Parce qu’au Japon il y a des cabarets au premier degré, où les hommes vont voir les femmes, pas des strip-teases, mais presque quoi. Les danseurs de Bûto à l’époque n’avaient pas d’endroits pour faire des spectacles, donc pour s’entrainer, ils allaient beaucoup dans des cabarets. Et pour attirer le regard des gens qui étaient là, ils faisaient n’importe quoi, tout était possible. Je ne sais pas si tu as déjà entendu parler de Maro Akaji qui venait un moment donné à Paris et qui faisait les « Kimpun Shows », ce sont les « Shows dorés ». Il se maquillait tout en doré, c’était vraiment pour attirer le regard. Il y a un côté très spectacle, c’est pas juste le corps, même Carlotta Ikeda parfois faisait des énormes spectacles comme ça, pour impressionner les gens. Ils font peur.
M- Avant de venir, je repensais à ma discussion avec Olivier Viaud, il m’expliquait que dans ses spectacles il danse avec des combinaisons et des masques où l'on ne voit pas son visage justement pour ne pas choquer les gens et qu’ils ne se sentent pas agressés. Pour qu’il n’y ait pas trop d’émotion et que ce soit vraiment le corps qui parle. Pour moi, le Bûto, c’est très théâtral parce que les visages sont exagérés.
A- Oui, c’est très théâtral, c’est pour ça que beaucoup de gens de théâtre font du Bûto. Il y a un côté sans paroles, mais très théâtral quand même.
M- Est-ce que parfois ça raconte des histoires ?
A- Non, ça dépend des pièces… En fait, moi j’ai appris énormément mais je n’aime pas du tout le Bûto esthétiquement.
M- Mais tu aimes le pratiquer ?
A- Eh bien, en tout cas, si je n’étais pas passée par le Bûto je n’aurais pas été pareil. Je me suis rasé les sourcils, je me suis maquillée tout en blanc. J’ai fait juste de la reprise de rôle pour Carlotta Ikeda et on m’a cousu la petite culotte qu’on appelle le "Tsu". Eh oui, j’ai fait tout ça ! Et comme expérience c’était hyper fort. J’ai fait quelques dates et Carlotta m’avait proposé de continuer, mais je ne voulais pas. Moi, j’aime danser, mais une danse qui va vers l’extérieur, le Bûto c’est l’intérieur. Il y a ce côté très spectaculaire, mais ce n’est pas ça. Je suis beaucoup allée voir des spectacles aussi, mais ce n’est pas une esthétique qui me plait.
M- Oui, c’est un peu sombre ?
A- Oui. Cela dit je suis allée voir Kazuo Ōno, je ne sais pas si ça te dit quelque chose, c’est un homme qui a dansé jusqu’à 96 ans.
M- Oui, c’est un des tout premiers danseurs de Bûto ?
A- Oui. Quand j’étais au Japon, j’allais voir ses spectacles et c’était incroyable ! Peut-être parce que j’ai eu la chance de toucher vraiment le fond avec Carlotta puis Bernardo Montet et Catherine Diverrès. Ce sont les deux chorégraphes qui sont allés chez Kazuo Ōno quand ils étaient jeunes et qui ont monté leur compagnie en France. J’ai eu la chance de travailler avec Bernardo il y a une dizaine d’années.
M- Donc tu as été très proches des débuts du Bûto ?
A- Oui ! Quand je vois le Bûto de maintenant il y a des choses qui sont de l’imitation par la forme, il n’y a pas le fond.
M- J’ai l’impression aussi qu’en France en fonction des chorégraphes et des personnes qui parlent du Bûto il y a déjà plusieurs visions très différentes.
A- Oui, même au Japon il y a plusieurs familles. Kazuo Ōno et Carlotta Ikeda ça n’a rien à voir ! Carlotta Ikeda, qui était chez Maro Akaji, était du côté très spectacle.
M- En quoi consistait le spectacle que tu as repris pour Carlotta Ikeda ?
A- C’était un spectacle qui s’appelle Sphinx, elle l’a créé début 1990 ou 95 et je l’ai repris en 1998, par là. Elle est très dure Carlotta, c’est quelqu’un de très très dur. Du coup, il y avait un noyau de deux ou trois personnes qui restaient et le reste tournait. Et donc, moi, pareil, j’en pouvais plus. C’était en même temps que Ai Amour, au même moment Carlotta avait ce duo, elle disait elle-même que, lorsqu’elle travail d’elle-même, en tant qu’interprète elle fait des choses vraiment intimes, mais quand elle fait des spectacles de groupe ça devient très spectaculaire. Sphinx était déjà écrit, je ne sais plus de quoi ça parlait.
M- C’était très chorégraphié ? Il n’y avait pas d’improvisation ?
A- Oui, c’était chorégraphié. Un peu, la manière de marcher, il y avait des choses improvisées un peu, je pense. Mais tout était très écrit. On faisait beaucoup de postures d’animaux, je ne me souviens pas très bien.
M-
A- C’est très personnel, ce n’est pas un bon souvenir en fait. Moi d’habitude au moment du salut je suis très enthousiaste. Mais ce n’est pas mon univers, je l’ai fait, mais… Par hasard, il y avait un copain dans la salle et à la fin il est venu me voir et m’a demandé « pourquoi au moment du salut tu ne souris pas ? » Mais on ne peut pas, on est tout maquillé, sans sourcils, tu n’es pas toi, tu es vide ! Il y a des gens qui sont faits pour ça, mais pas moi.
M- C’est étonnant parce que comme tu en parles cette danse porte une mémoire très douloureuse et j’ai l’impression qu’elle fait entrer la personne qui le joue dans cette même douleur.
A- Oui parce que ça touche le fond de ce que tu cherches. Ce n’est pas superficiel, c’est profond. Quand tu fais de la danse classique, peu importe que ce soit superficiel, c’est juste la forme qui compte, il faut être belle. Le Bûto, ça se situe à l’opposé de ça. Ce n’est pas intellectuel, mais c’est de la pensée. Ce que j’ai appris du Bûto c’est que tout ce qui se passe dans la tête se diffuse dans le corps. J’imagine que quand tu crées une œuvre c’est pareil, c’est ta pensée qui se diffuse ?
M- Moi c’est plutôt l’inverse. C’est plus ce que je fais qui me parle.
A- Ah alors que nous, notre inspiration vient uniquement de notre corps.
M- Oui, parce que tu n’as pas d’autre matière, il n’y a pas d’objet. Tu ne danses qu’avec ton corps uniquement. J’ai l’impression d’ailleurs que le Bûto, mis à part la peinture, se danse avec très peu d’artifice, peu de vêtements, peu de costumes.
A- Oui, c’est vraiment l’effacement de soi le Bûto. Ça rejoint un peu le bouddhisme, c’est le Nothing, rien. Kazuo Ōno parle beaucoup de Nothing. Quand il n’y a rien, que se passe-t-il ?
M- Il faut réussir à se contrôler alors ?
A- À ce moment-là, non, il n’y a pas de contrôle. Si les insectes sortaient elle disait d’attendre qu’ils reviennent, c’est de l’improvisation totale, tu ne contrôles plus rien. Ce genre d’exercice te permet de préparer le corps, ce n’est pas toi qui diriges.
M- Ce n’est pas le corps qui dirige et en même temps c’est beaucoup la force de ton esprit qui arrive à dire à ton corps « il se passe telle ou telle chose », et ensuite c’est de l’imagination. C’est presque comme de l’hypnose.
A- Oui, et puis ça peut être très tonique comme l’exercice des insectes ! Ou ça peut être que de la marche aussi. Si tu mets un quart d’heure pour un chemin de dix secondes, ça te dépasse complètement. Tu as l’impression de vivre un autre temps.
M- Il n’y a surement pas de bonne réponse à ça, mais, qu’est-ce que les danseurs recherchent quand ils entrent dans cette transe ?
A- Je pense qu’il y a beaucoup de fascination pour les danseurs, d’aller à cet état-là, un peu comme d’aller en boite, ça fait rêver. C’est notre matière de travail le corps donc si on arrive à faire ça c’est, waw…
M- C’est un dépassement de soi ?
A- Oui. Carlotta pratiquait un exercice qui s’appelle "Katsugen" c’est de l’automassage. Elle faisait souvent venir des masseurs du Japon parce que le Bûto est très violent pour le corps et elle avait beaucoup de problèmes. Au bout d’un moment, elle n’avait plus assez d’argent pour le faire venir du Japon donc elle a commencé à pratiquer une méthode, une sorte de gymnastique, qui consiste en des mouvements de cercles avec le corps. C’est le rond qui prend le dessus et au bout d’un moment ça craque tout seul, Carlotta faisait ça tous les matins et c’était son bien-être. Pour faire la reprise de rôle j’étais en stage chez elle, on dormait dans le studio à la japonaise, on faisait le ménage avant de commencer et tous les jours on démarrait la journée en faisant cet exercice de Katsugen, où au bout d’un moment le corps commence à bouger tout seul. Tout le monde était dans un peu dans un état de transe, c’était bizarre, ça ne me convenait pas, mais j’étais dedans donc je le faisais. Un jour, je dormais dans le studio côte à côte avec mes camarades, et à un moment donné, je me suis réveillée parce que j’entendais un frottement dans mon oreille. Et quand je me suis réveillée, mon corps était... [mimes]
M- Tu continuais à bouger dans ton sommeil ?
A- Oui haha ! Tu sais, c’est comme le chat quand il a besoin de vomir, il ne pense pas « je vais vomir ». À ce moment-là, mon corps avait un endroit qui lui faisait mal donc il a essayé de se réparer tout seul. On peut arriver à ça.
M- Tu disais que ça ne te plaisait pas et pourtant ça t’as vraiment touchée.
A- J’ai appris énormément oui ! Maintenant, il y a comme une bible pour moi, ce sont tous les mots que Kazuo Ōno a dit pendant ces ateliers. Ils ont été transcrits, le livre est sorti fin 90, ce ne sont que des choses imaginaires, il ne dit pas des choses concrètes, mais ça m’emporte. Rien de technique, mais …
M- C’est de la poésie ?
A- Oui. Maintenant il y a du Bûto dit contemporain, plein de Bûto différent où l'on ne va pas forcément dans ce côté très noir. Il y a une danseuse de Bûto contemporain à Berlin : Yukiko Nakamura. Et au CIRA la directrice Yoko Nguyen a fait du Bûto donc souvent elle invite des danseurs pour des stages, l’an dernier il y avait Sherwood, qui était chez Min Tanaka, un des pionniers qui a fait un spectacle il y a 2 ou 3 ans à Metz. Avec Min Tanaka ils sont allés dans la nature, il avait une ferme, ils sont allés faire du Bûto en cultivant la terre. Comme ce qu’ils appellent le BodyWeather, c’est vraiment la nature et le corps. Quand Sherwood est venu l’année dernière il a fait un entrainement qui dure deux heures, sans arrêt, hyper tonique, je n’avais jamais vu ça. On faisait que des allers-retours, on pouvait marcher très doucement ou bien c’était ultra physique, c’était vraiment un dépassement du corps. On faisait ça pendant deux heures sans s’arrêter vraiment ! La deuxième partie de l’atelier on faisait du vent, c’est beaucoup ça avec Sherwood. Juste s’imaginer que le vent arrive par-là, qu’est-ce que le corps fait ? Il n’y a pas de méthode ni de technique, c’est à toi de sentir le vent, c’est tout. Ça peut être très simple ! Une autre fois j’étais allée faire un atelier chez la femme de Hijikata, le créateur du Bûto, et elle c’était éteindre une bougie, juste ça, pendant une heure on ne faisait que ça.
M- Ah oui, donc ce n’est que des exercices d’imagination ?
A- Oui, c’est la tête, l’imagination. Pour moi c’est ça, c’est : comment le corps répond ? Et, pour ça, le corps doit être ultra libre.
M- Est-ce qu’il faut faire de la méditation pour faire du Bûto et réussir à se concentrer suffisamment longtemps ?
A- Ça dépend des gens, certains en ont besoin d’autres non. Et puis parfois on en fait sans s’en rendre compte. En Bûto deux heures passent très vite. Quand tu commences à regarder l’heure, c’est que ça ne va pas, ta pensée est ailleurs. Tu es habitée par une pensée.
M- On a beaucoup parlé de Bûto mais toi, qu’est-ce que tu fais comme danse ?
A- Je fais de la danse contemporaine.
M- Et tu es chorégraphe ou interprète ?
A- Je suis jeune chorégraphe. Pendant longtemps ma place était celle d’interprète. J’aimais beaucoup danser pour les autres, mais je pense que je commence à vouloir dire quelque chose aussi, donc j’ai commencé à faire quelques petits projets. Là je prépare un solo, on va voir ce que ça donne.
M- Tu comptes l’interpréter toi-même ?
A- Oui, moi-même. Quand j’avais ton âge je voulais devenir chorégraphe mais j’ai laissé ça sur le côté.
M- Pourquoi ? Parce que tu n’avais pas envie de dire quelque chose ?
A- Eh bien, parce qu’en arrivant en France il y avait déjà la barrière de la langue, qui était compliquée pour moi. Et après j’ai commencé ma carrière comme danseuse, que j’adore. J’ai vu que tous les créateurs avaient un caractère horrible donc je me suis dit que je n’avais rien à dire haha.
M- Ce n’est pas juste une rumeur, que la danse est un métier difficile ?
A- Quand j’étais jeune, j’ai travaillé avec un chorégraphe qui était très difficile, pas possible aucun côté humain. Pour une jeune danseuse, c’était hyper dur. En même temps je comprends pourquoi il avait fait ce choix, c’était par rapport à son art, son œuvre. Mais nous on est pas comme de la terre que tu peux jeter comme ça, on est humains. Certains chorégraphes te jetaient comme ça, c’était horrible. Mais bon, c’est l’époque aussi…
M- Tu as toujours fait de la danse contemporaine après le Buto ?
A- Oui, toujours.
M- Il y a énormément de style différents non ?
A- Oui c’est très large. On est libre quoi. Il y a des familles où il n’y a pas vraiment de message, mais ça m’ennuie.
M- Tu préfères danser quand il y a un message à dire, un émotion ?
A- Un message ou en tout cas un sujet. Ça, ça vient de l’expérience du Bûto vraiment. Moi je ne peux pas danser quand il n’y a pas de sujet. Il y a plein de gens qui arrivent à danser gratuitement. Le sujet peut être un geste, pour moi il faut un point de départ. Pendant des auditions, il y a des chorégraphes qui mettent une musique et qui disent « faites une improvisation », ça je ne peux pas !
// J'ai rencontré un double de moi
M- Ah justement, pendant longtemps je pensais aussi que l’improvisation c’était ça et je me disais ce n’est pas possible je suis incapable de danser je ne peux pas faire ça. Et avec la danse contemporaine, j’ai vu qu’il y avait des thèmes donnés. Avec Olivier Viaud, on devait s’imaginer en flaque d’eau ou sous un meuble. Il mettait une musique, mais nous faisait démarrer le mouvement par les pieds. Je trouve que ça guide vraiment, on arrête de réfléchir, on se concentre sur un seul détail et c’est la sensation du corps qui induit le reste. C’est un peu ce que je rapproche de ma pratique de la terre. Je n’ai pas une idée de sculpture quand je commence, mais par exemple si je travaille avec le tour de potier je vais essayer de faire quelque chose de haut et le fait de me concentrer là-dessus met mon corps dans une situation différente avec la terre. Ensuite, j’ai envie de revenir à cet état.
A- C’est super que tu arrives à analyser tout ça. Le conservatoire c’est très technique, ce n’est pas du tout l’endroit du Bûto. Mais, parfois, j’amène des choses plus imaginaires. C’est très important, les jeunes n’arrivent pas à analyser ce qu’ils sont en train de faire. Carlotta disait « regarde-toi ». Par rapport aux sensations, c’est très important. Par exemple, si on dit met le bras parallèle au sol, il faut qu’il soit parallèle au sol. Il faut que tu te visualises !
1Amouroux Vincent, 2019. Notre véritable sixième sens [Documentaire], ARTE France, Mona Lisa Productions, Fauns, CMN, 53mn.
M- C’est très dur à faire. Je ne sais pas si tu as vu ce reportage qui vient de sortir sur Arte1, c’est un reportage sur la proprioception. Il y a un chorégraphe, Yoann Bourgeois, qui, justement, travaille avec des plateaux en mouvement qui font perdre le sens de proprioception et il demande aux danseurs de retrouver l’équilibre. C’est sur ce simple principe qu’il crée des chorégraphies. Dans ce reportage il y a aussi une femme qui a perdu sa proprioception et elle n’a aucune notion d’où est chaque membre de son corps si elle ferme les yeux et qu’elle tente de poser sa main sur la table elle la pose totalement en dehors. Elle ne peut plus marcher, elle ne peut plus bouger un membre sans le voir. C’est incroyable. Même pour moi je trouve ça dur, j’ai assez peu conscience des mouvements que je fais si je ne les vois pas non plus.
A- Mais quand tu fais de la terre, que tu touches la terre, là tu as cette sensation du corps comme tu dis.
M- Oui, mais c’est différent. Surtout avec la porcelaine, crue c’est une matière qui est dense et très sensible, si tu appuies à un endroit elle ressort à un autre. Elle n’est pas molle et son volume est tout le temps le même, il faut la travailler lentement pour qu’elle prenne la forme que tu souhaites. Tu ne peux pas faire une plaque comme ça, il faut le faire doucement. Je trouve que, quand tu commences à comprendre la terre, c’est quand tu comprends l’effet qu’aura ton geste avant de le faire. Quand tu débutes, tu fais des gestes qui ne marchent pas, mais sans comprendre pourquoi. Au bout d’un moment, tu te rends compte que la terre réagit au moindre geste et tu prends conscience de ton corps aussi. C’est ce qui m’a amené à m’intéresser au corps et à la danse. J’ai pris conscience de mon corps en travaillant la terre. Quand tu serres un pot, c’est l’épaule qui travaille et pas la main. C’est plus simple d’observer son corps quand tu vois que quelque chose d’autre réagit directement. Comme quand tu portes un enfant, s’il crie tu vois que tu lui fais mal. Tu n’as pas besoin de te voir, tu vois le résultat de tes gestes, ça aide vraiment.
A- Parfois il m’arrive de faire des ateliers dans un centre de personnes handicapées. Ils n’ont pas conscience de ce qu’ils font, ils ne se posent pas la question, mais je pense que ça vaut le coup de connaitre son corps. Ils n’arrivent pas à se toucher entre eux, mais se toucher ça éveille un endroit. Ils adorent les massages, je pense que ça les chatouille, mais c’est un endroit qu’ils ne connaissent pas vraiment.
M- Oui tu ne le sens pas forcément avant qu’on y touche.
A- A- Tu connais la méthode Feldenkrais ? C’est une gymnastique douce, ça parle beaucoup des os dans le corps. Tu es allongée et le professeur te guide. Ça rejoint beaucoup les méthodes du Bûto selon moi. Il te dit par exemple de bouger l’épaule d’avant en arrière, mais seulement l’os. Donc ça éveille une partie. Il parle de micromouvements, ça peut être tout petit ou invisible. Sinon il peut te dire de mettre le nez dans une direction donc tu le fais, mais ça bouge plus que le nez, ça bouge toute une partie du corps. C’est vraiment la naissance du mouvement. La marche, comment ça se ferme, comment ça s'ouvre ? Des choses comme ça.
M- C’est impressionnant parce que pour Carlotta Ikeda, quand tu racontes qu’elle imite le papier on pourrait croire qu’il y a des gestes à apprendre comme en danse classique pour donner l’illusion, mais là
A- Oui, elle devient matière ! Un jour quand j’étais à l’école encore, elle nous avait fait faire la chanteuse d’opéra. Juste par l’expression du visage. On ne chantait pas vraiment, mais le visage chante. Quand Carlotta le faisait, ça paraissait réel. Nous, on imite, c’est la grande différence. On peut imiter, mais elle, elle le faisait quoi !
M- Alors que c’est une imitation aussi.
A- Oui, mais c’est l’état du corps. Elle se met vraiment en situation de… [silence] Quand elle fait le papier, elle est papier, pas plus que ça. C’est le mot qu’on utilisait beaucoup : état du corps. Bernardo, Catherine aussi en parlaient beaucoup. On ne fait pas, on est quelque chose. Pour ça il faut savoir s’oublier, se vider pour accueillir autre chose. Kazuo Ōno nous faisait un exercice d’imaginer les fleurs de cerisier comme au Japon, et en dessous on danse c’est tout. Ce n’est pas « comme si tu y étais », tu es là ! Et tu danses, pas plus. [silence]
M- Oui pendant un workshop organisé par mon école. On a juste fait quelques initiations […]. Personne dans le groupe n’avait déjà fait de danse et il a été très fort en nous proposant des exercices, comme l’exercice de lenteur justement. À la fin du workshop, il nous a demandé de faire une petite chorégraphie. Certains ont composé avec des gestes mémorisés. Moi j’étais en duo avec une fille que je ne connaissais pas, mais on faisait la même taille toutes les deux c’était pratique. Le thème du workshop était le son donc on s’était donné comme principe d’écouter le corps de l’autre. On a commencé par terre, je crois, on était collée l’une à l’autre, on avait collé nos omoplates et nos cous et on faisait chacune un son par la bouche et le but était d’entendre la vibration ailleurs dans le corps. Au bout d’un moment, on se levait, en improvisant totalement, et le fait d’écouter nous faisait changer de position.
A- Super, c’est un exercice de Carlotta ça aussi, le dos à dos ! On le faisait assises comme toi au début, parfois avec la voix, mais c’était surtout pour sentir l’autre.
M- Ah génial. C’est très efficace je trouve de se poser une question et d’essayer d’y répondre par des gestes. Tu ne cherches plus le paraitre, c’est juste toi dans ta tête qui cherche une réponse, comme le massage dont tu m’as parlé. Petit à petit, tu découvres ton corps.
A- Oui surtout quand il s’agit du dos, tu ne le vois pas donc c’est que par les sensations que tu peux répondre.
M- Oui. J’aime beaucoup aussi le son, tu le sens de l’intérieur, là où il vibre tu sens des choses que tu ne peux pas voir.
A- Il y a une danse qui s’appelle la danse contact. C’est une danse basée que sur les sensations. C’est vraiment le corps et le poids de l’autre qui te fait bouger. Il y a une association à Strasbourg qui s’appelle Dégâts des eaux, ils font beaucoup d’ateliers de danse contact ça peut t’intéresser.