Le corps portant un poids, je l’ai vu dans la danse Bûto. Une danse japonaise née après les tragédies de Hiroshima et Nagasaki, qui se traduit par « danse du corps obscur ». Les danseurs peints en blanc, presque nus, bougent très lentement, si lentement qu’on ne les voit pas. Comme attirés par la pesanteur et écrasés par une lourdeur imaginaire, ils sont fixés au sol, ancrés. Les gestes de leurs bras tracent les contours de maux invisibles.
Ce qui m’intéresse dans le Bûto c’est cet usage du corps et le résultat qui en découle. Quand on m’a parlé du Bûto pour la première fois on m’a dit que c’était une danse pour laquelle il n’y avait pas besoin d’avoir un « beau corps ». J’ai cru à une danse de corps abîmés, mous, malades. Finalement j’ai découvert que les danseurs de Bûto étaient tous très musclés, ils ont le corps violent. Leur corps à pris l’esthétique de leur geste et de leur état. Leur danse parle de mort, de souffrance, elle les met à l’épreuve et cela se voit. Il en sont transformés.
Je me demande si le corps suit nécessairement la pensée. Est-ce que comme chez Carlotta Ikeda, le visible se construit sur les gestes et l’imaginaire que l’on vit ? J’ai vu des films de Marina Abramovic dans lesquels elle se couche sur un lit de glaçons, puis de clous. Elle se met volontairement dans des états de douleur physique. Mais il y a un but à ses performances, comme si elle voulait, par le biais de son corps, endurcir son mental. Carlotta Ikeda a une approche similaire, bien qu’inversée. Elle se met mentalement dans des états de souffrance, ce qui endurcit son corps physiquement.
J’aime regarder les sportifs, les coureurs, les bodybuilders. Ceux qui transforment leur corps me fascinent. Peut-être parce que je n’ai jamais eu de réelle volonté à transformer le mien. Pourtant j’aime la sensation qu’il reste sur mes muscles après avoir travaillé avec force la terre et m’être fatiguée à porter la lourde masse de verre au bout de la canne de soufflage. Ce n’est qu’à cet instant, à la légère brûlure des courbatures, que je prends conscience de ce qui compose mon corps et que je ne peux voir. La douleur, même infime, me permet de voir l’intérieur de mes bras, de mon buste, de mes jambes. De sentir où se trouve le tissu ferme du muscle chaud et celui, souple, de la peau qui le recouvre. J’imagine visuellement la position des os et des veines.
Le danseur de Bûto imite la pierre. Il lui vole ses qualités. Mais à l’évidence il n’y a rien de marbre chez ces danseurs. Leur corps est organique et vivant.
Faire du corps une sculpture comme on fait de la pierre un corps.
Renverser le rôle des matières.
Se mettre à la place des statues.
Devenir le maintien de son habitat.
Porter un poids
pour sculpter un corps
Sculpter un corps
pour porter un poids.